« La Villa Mosellane est un projet de Centre des Nouvelles Écritures Européennes conçu pour réfléchir aux nouvelles formes et écritures du numérique. (…) J’ai réalisé qu’il était essentiel de doter les artistes des outils nécessaires, en réseau, pour accompagner ces évolutions. Nous sommes dans un moment de grande créativité et de profond bouleversement des formes. Ces nouvelles écritures sont complexes et nécessitent du temps. C’est pourquoi j’ai imaginé ce lieu dédié à l’acculturation, un espace où des auteurs issus du théâtre, du numérique, du jeu vidéo peuvent se rencontrer lors de résidences accompagnées », déclare Jean Boillot, directeur artistique de la cie La Spirale et directeur artistique de la Villa Mosellane, lors de la table ronde « Création, technologies et démocratie culturelle », organisée à Chaillot-Théâtre national de la danse (Paris 16e) dans le cadre des rencontres “Art vivant et environnements numériques” conçues avec le TMNlab, le 13/02/2025.
« Le numérique est un fait total, tous les acteurs du secteur culturel ont cela en commun. Il nous oblige à repenser nos silos d’origine et à travailler différemment, ensemble. Nous nous réjouissons donc de l’expérimentation menée par la DGCA avec cinq pôles régionaux de création en environnement numérique, dont Electroni[k]. Elle nous a confié comme mission de structurer cet écosystème régional, de rassembler les acteurs, de les faire collaborer pour mieux accompagner la création et la diffusion de ces nouvelles formes artistiques », indique Samuel Arnoux, directeur du Festival Maintenant et d’Electroni[k], Pôle régional de création en environnement numérique.
« Le secteur de la création en environnement numérique s’est construit en creux : les formats peinent encore à trouver leur place. (…) Pour que ces pratiques ne restent pas éphémères, elles doivent s’ancrer dans des formats pérennes. C’est l’étape suivante, celle que nous devons écrire ensemble », ajoute-t-il.
News Tank rend compte des échanges.
Intervenants
• Jean Boillot, metteur en scène, directeur artistique de la cie La Spirale, directeur artistique de la Villa Mosellane, Centre des Nouvelles Écritures Européennes en préfiguration
• Samuel Arnoux, directeur du Festival Maintenant / Electroni[k], Pôle régional de création en environnement numérique, co-président du réseau Hacnum
• Animation : Anne Le Gall, déléguée générale du TMNlab
« Nous nous sommes auto-acculturés pendant la crise sanitaire » (JeanBoillot)
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« Les gens de théâtre ne sont pas réputés pour être technophiles, bien au contraire. Pourtant, c’est paradoxal, car le théâtre a toujours été en dialogue avec la technique, depuis les machineries de la Grèce antique. S’il y a un goût pour la technologie, on observe aujourd’hui une défiance accrue.
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La crise sanitaire a été, pour beaucoup de personnes technophobes, un tournant. Face à un horizon bouché - théâtres fermés, impossibilité de jouer ou de répéter sans contraintes - et pour ne pas s’ennuyer, un certain nombre d’entre nous avons expérimenté avec les outils numériques à notre disposition. Cela a donné naissance à des formes inédites : du théâtre en distanciel, des performances sur WhatsApp ou Zoom, des tentatives foisonnantes qui témoignaient d’une véritable vitalité. Nous avons développé des lectures en ligne avec des acteurs et metteurs en scène, et nous avons rapidement constaté que les écritures existantes n’étaient pas adaptées à ces nouveaux formats. Il y avait là un besoin évident, qui passe nécessairement par une acculturation.
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Durant la pandémie, de nombreux artistes se sont emparé des outils numériques, générant une multitude de formats et d’environnements artistiques inédits. Pourtant, une fois la création réalisée et diffusée, ces formats disparaissent souvent, s’effondrent, n’existent plus. Il est essentiel de stabiliser certaines formes, de sensibiliser les artistes à ces formats pour qu’ils puissent, à terme, écrire les grandes œuvres qui transcenderont et interrogeront la forme.
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Le théâtre est lui-même un format, façonné au fil des millénaires. Il a fallu du temps pour expérimenter, affiner, explorer des poétiques singulières. L’un des enjeux actuels est de dégager de nouveaux formats numériques et de leur donner une place dans les institutions. Je n’ai pas de réponse définitive, mais si nous voulons bénéficier de cette démocratisation qu’offre le numérique, il faut creuser ces formats et aller plus loin.
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Je ne me suis pas totalement affranchi de la notion de silo artistique. Ce que nous faisons, au sein de la Compagnie La Spirale ou de la Villa Mosellane, s’inscrit forcément dans une démarche théâtrale, tout en intégrant d’autres dimensions : l’interaction, la participation, le déplacement du public… »
Jean Boillot
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« Le numérique transforme nos institutions, à la fois comme sujet et comme outil. J’ajouterais une troisième dimension à ces deux aspects : les cultures numériques.
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Je vais avoir un point de vue un peu décalé, décentré, car je viens d’un milieu moins lié au spectacle vivant. Je suis directeur d’Electroni[k], Pôle régional de création en environnement numérique et du festival Maintenant, né en 2000 de la rencontre entre le son et l’image. Cette relation a été le point de départ d’une histoire d’hybridation entre esthétiques et disciplines. Dès le début, nous avons cherché à accompagner des artistes explorateurs de ces nouveaux outils. L’idée était d’apporter une dimension sensible, poétique, réflexive sur ces outils et sur leur impact sur la création et la société.
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Le numérique engage un changement de perspective, ce qui est précisément la fonction de l’artiste : nous faire voir autrement. Les artistes peuvent, à travers leur création, rendre visible ce qui est devenu invisible. Nous baignons dans la technologie sans nous en rendre compte. Les artistes ont cette capacité à ouvrir le capot et nous confronter au moteur, qui n’est ni neutre ni exempt d’idéologie. »
Samuel Arnoux
« Ces formes interrogent la nature même de nos lieux physiques » (Samuel Arnoux)
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« Ces formes interrogent aussi la nature même de nos lieux physiques. Les salles de théâtre, les espaces d’exposition imposent des cadres qui ne correspondent plus tout à fait, ou différemment, aux pratiques numériques. Cela vient percuter la question des lieux, des sites.
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Nous avons, par exemple, accompagné un projet particulièrement hybride, à la croisée de l’exposition et de la performance. La crise sanitaire a impacté son processus de création : les artistes ont investi la plateforme Twitch pour échanger et co-créer à distance. Des communautés se sont ainsi formées autour du projet, interagissant en temps réel avec les artistes en train de travailler. La performance elle-même intégrait ce flux Twitch en direct, permettant aux spectateurs derrière leurs écrans d’influer sur ce qui se déroulait sur scène. Ce qui était fascinant, c’est que des membres de ces communautés Twitch sont allés découvrir le CCN de Rennes, où la performance était présentée, et ont croisé les publics habituels des CCN, qui, pour certains, découvraient Twitch grâce à ce projet.
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Or, Twitch appartient à Amazon. En utilisant cette plateforme, nous contribuons indirectement à envoyer des clients vers Jeff Bezos, ce qui, personnellement, ne m’enthousiasme pas. C’est là tout le paradoxe de ces nouveaux territoires numériques : ils offrent des espaces de création et d’échange, mais ils sont aussi majoritairement privés, sous le contrôle de grandes entreprises. Cela soulève des questions fondamentales en matière de responsabilité et d’indépendance artistique. »
Samuel Arnoux
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« La Villa Mosellane est un projet de Centre des Nouvelles Écritures Européennes conçu pour réfléchir à ces nouvelles formes et écritures. Actuellement en phase de préfiguration, elle se développe en partenariat avec le département de la Moselle. Il est d’ailleurs assez surprenant, dans un contexte de crise, de voir des collectivités locales miser sur la création de nouveaux établissements. Ce projet est né du constat d’une certaine immaturité du traitement de ces nouvelles écritures et de ces nouveaux formats dans les centres dramatiques et d’un manque de formation interne.
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De nombreux lieux culturels, en particulier les opéras, ont expérimenté des “troisièmes salles”, ces espaces dédiés aux projets en distanciel ou en virtuel. C’est quelque chose que j’avais rêvé de mettre en place au NEST-CDN Thionville-Grand Est, mais j’ai réalisé que ni les moyens, ni le temps, ni la maturité n’étaient encore réunis.
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Il est essentiel de doter les artistes des outils nécessaires, en réseau, pour accompagner ces évolutions. Nous sommes dans un moment de grande créativité et de profond bouleversement des formes. Ces nouvelles écritures sont complexes et nécessitent du temps. C’est pourquoi j’ai imaginé la Villa Mosellane comme un lieu dédié à l’acculturation, un espace où des auteurs issus du théâtre, du numérique, du jeu vidéo peuvent se rencontrer lors de résidences accompagnées.
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Ces collaborations à plusieurs mains constituent une dimension nouvelle de l’écriture que nous, gens de théâtre, connaissons encore mal. Jusqu’à récemment, le modèle dominant restait celui de “l’auteur roi” ou de “l’autrice reine”. Or, les écritures hybrides et multimédias exigent des compétences variées et des savoir-faire partagés. Il faut créer ces rencontres. Si tout semble s’accélérer, la création, elle, a toujours besoin de temps. Il revient aux institutions de garantir ce temps et ces moyens. »
Jean Boillot
« Un retard pris dans la formation au numérique » (Jean Boillot)
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« Il y a des tentatives de structuration. Par exemple, il existe actuellement une expérience autour des dômes, avec l’idée de créer un réseau de dômes, à la fois pour des histoires sonores, visuelles, mais aussi théâtrales. Ce format trouve un certain écho, notamment parce qu’il s’appuie sur l’existant, comme les planétariums, qui fonctionnent déjà en réseau. Joris Mathieu essaie également de structurer un réseau autour des lunettes VR et de leurs lourds investissements technologiques.
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Nous voyons beaucoup de projets s’effondrer faute de modèles économiques viables. Dans ces formes numériques, les jauges sont souvent réduites, et dépasser le seuil de la petite salle représente un enjeu majeur. »
Jean Boillot
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« Il existe encore une forme d’impensé du numérique dans nos pratiques créatives. Une fois que des artistes sortaient de leurs silos artistiques balisés, nous nous sommes rendu compte qu’il devenait difficile de trouver des financements pour ces nouvelles formes ne relevant plus tout à fait du spectacle vivant ni totalement des arts visuels ou du numérique.
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Cela nous a conduits à de nombreuses discussions avec nos partenaires publics pour identifier des solutions de financement. Certaines créations que nous avons accompagnées ont ainsi été portées conjointement par des structures de spectacle vivant et des institutions d’arts visuels, réunies autour d’un même projet.
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Au sein de l’Hacnum, l’une de nos ambitions est de structurer les formats et le secteur pour assurer une certaine pérennité et une transmission. Le secteur de la création en environnement numérique s’est construit un peu en creux : les formats peinent encore à trouver leur place, bien qu’ils ne cessent de se développer et d’élargir le spectre de la création. Mais pour que ces pratiques ne restent pas éphémères, elles doivent s’ancrer dans des formats pérennes. C’est, selon moi, l’étape suivante, celle que nous devons écrire ensemble, en collaboration.
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Notre constat est simple : le numérique est un fait total, tous les acteurs du secteur culturel ont cela en commun. Il nous oblige à repenser nos silos d’origine et à travailler différemment, ensemble. Nous nous réjouissons donc de l’expérimentation menée par la DGCA avec cinq pôles régionaux de création en environnement numérique, dont Electroni[k]. La DGCA nous a confié comme mission de structurer cet écosystème régional, de rassembler les acteurs, de les faire collaborer pour mieux accompagner la création et la diffusion de ces nouvelles formes artistiques. »
Samuel Arnoux
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« Un autre problème est le retard pris dans la formation au numérique au sein des écoles de comédiens, des conservatoires et des cursus de mise en scène. »
Jean Boillot
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« C’est une question que nous devons nous poser collectivement : comment se former à ces nouvelles pratiques, à ces nouveaux usages ? Comment faire émerger les futures générations d’artistes avec ces langages en bagage ? Aujourd’hui, c’est trop peu le cas. Ces compétences sont encore insuffisamment intégrées dans les cursus de formation. L’apprentissage passe essentiellement par l’autoformation, l’échange de pratiques, la transmission de pair-à-pair. »
Samuel Arnoux
« Les formes hybrides, une opportunité formidable de croiser les publics » (Jean Boillot)
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« Sur la question des usages numériques, le public est parfois plus expert que nous ; d’autres fois, nettement moins. Nous sommes moins dans une relation frontale avec le public, puisque nous nous inscrivons nous-mêmes dans ce continuum. Selon les projets, il est essentiel de se questionner : d’où partons-nous ? D’où part le public ? Où nous situons-nous ? Cette réflexion est indispensable pour trouver la bonne posture, la bonne distance ou la bonne intégration.
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À Electroni[k], nous privilégions une approche par la pratique : nous faisons expérimenter ces usages aux publics, nous les amenons à détourner, à “hacker”, à s’approprier la technologie. Finalement, c’est l’essence même de la pratique artistique, quel que soit l’artiste qui la pratique. En creux, cette démarche soulève une question essentielle : comment rendre la technologie moins transparente ? En la détournant, nous la questionnons, nous prenons conscience de sa nature, de ses limites et de ses implications. Il y a, dans ce processus, une dimension citoyenne, même si notre point de départ reste avant tout la rencontre avec une œuvre et une pratique artistique.
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Cette approche permet aussi de dépasser certaines rigidités. Il n’est pas rare d’entendre des publics nous dire que ces projets hybrides ou numériques ne sont “pas pour eux”, notamment dans les EHPAD, auprès de générations qui n’ont pas grandi avec ces outils. Mais en leur proposant d’expérimenter par eux-mêmes, nous les engageons différemment. C’est tout notre métier : accompagner ces découvertes et rendre ces pratiques accessibles.
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Nous assistons à une individualisation croissante des pratiques numériques. Pourtant, nous avons besoin d’objets physiques, de contacts tangibles. Le rôle des institutions culturelles et des artistes est d’explorer ces interstices, de comprendre ce qui se joue entre ces mondes, pour tenter de créer différemment, de recréer du lien autrement. »
Samuel Arnoux
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« L’une des stratégies pour nos institutions consiste à s’élargir et à accueillir ces nouvelles formes qui arrivent. C’est une opportunité formidable de croiser les publics. Les formes hybrides permettent ces rencontres vertueuses : dans un théâtre, les habitués des salles croisent des personnes qui n’ont pas du tout l’habitude de ces lieux. C’est là que la notion de démocratie prend tout son sens : ressentir ensemble, dans la différence - différence de parcours, de cultures, de sensibilités.
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Nous avons inventé un format que nous appelons “théâtre prêt à jouer”, qui ne fait plus la distinction entre action artistique et œuvre d’art. Il permet à des personnes plus ou moins éloignées de la pratique théâtrale d’avoir une expérience complète d’acteur ou d’actrice, dans une scénographie aboutie, avec des accessoires, des lumières… Ils découvrent l’histoire en la jouant grâce à des indications sur leurs smartphones. C’est aussi ce que permet le numérique dans sa dimension interactive et participative : un changement de perspective. C’est une expérience que nous avons envie de prolonger, et qui ne serait pas possible sans le numérique.
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Le numérique est une nouvelle culture populaire, et nos arts du spectacle ont toujours su, à des moments clés, intégrer des formes populaires pour aller à la rencontre de nouveaux publics.
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Le cinéma n’a pas tué le théâtre. Les nouvelles pratiques numériques présentent peut-être un risque plus important, avec ces phénomènes de captation de l’attention. Il demeure quelque chose d’essentiel, qui tient à notre présence fragile ensemble dans un espace avec un jeu d’identité, quelque chose de profondément humain. J’ai confiance en notre capacité à créer du commun. Les théâtres doivent rester des lieux où les publics se croisent, et c’est un enjeu que les politiques publiques doivent continuer à préserver et à défendre. »
Jean Boillot